« Croyez-le ou non, ce qui s’est passé en Turquie va vous arriver. Ce non-sens politique est un phénomène global. »
Ece Temelkuran, Comment conduire un pays à sa perte. Du populisme à la dictature (2019).
Paris, le 2 juin 2021
Peut-on, par la plume, infléchir le cours de l’histoire ?
Telle était mon interrogation fin 2018, tandis que j’assistais, médusé, à l’élection de Jair Bolsonaro, président actuel du Brésil, leader de l’extrême droite philo-militaire, caricature de populiste, nostalgique de la dictature de 1964-1985, outrancier, inculte, clivant, complotiste, homophobe, misogyne, écocide et raciste.
Pourquoi consacrer tant d’énergie et de temps à ce sinistre personnage ? Comme le suggère le personnage d’Elias dans la dernière partie de La Tamanoir, le monde regorge de causes à défendre… Mais ce triste sire occupe une des premières places dans la hiérarchie des nuisances de l’humanité.
Premièrement, car il constitue un archétype du dirigeant toxique. Il n’est pas besoin de revenir sur son bilan ici : une autre rubrique de ce blog en présente un rapide tour d’horizon, fondé sur une revue de presse et de rapports d’ONG depuis janvier 2019.
Deuxièmement, car il dirige une des grandes puissances de notre planète. Parmi les 189 Etats membres de la Banque Mondiale1, le Brésil se classe 5ème par sa superificie, 6ème par sa population et 9ème par son PIB.
Troisièmement, car il n’est pas un cas isolé. Bolsonaro n’est malheureusement que le représentant d’une épidémie émergeante de dirigeants démagogues-populistes, parmi lesquels on trouvait récemment Donald Trump, Viktor Orbán, Recep Tayyip Erdoğan, Benyamin Netanyahou, Narendra Modi et Andrés Manuel Lopez Obrador. Il convenait donc de trouver une forme littéraire qui dénonce non seulement un leader politique particulier, mais un schéma systémique de mauvais gouvernement.
S’ajoutait à ces données de départ, une caractéristique écologique cardinale du Brésil : il contient dans ses frontières, donc sous sa juridiction, 63% de l’Amazonie. Cette forêt primaire représente, par sa surface, un tiers des forets tropicales humides de la planète. Elle héberge 40 000 espèces de plantes, 3 000 espèces de poissons d’eau douce et plus de 370 de reptiles, soit 10% des espèces connues sur Terre2.
Une fois le thème choisi, demeurait la grande question : comment défendre ces justes causes par la plume ? Liberté et solidarité, sérénité et confiance, intégrité d’un écosystème millénaire et respect des minorités premières qui l’habitent.
Plusieurs réponses littéraires (au sens médiéval, large, de « choses écrites ») existent : articles, essais, pamphlets (forme d’un autre siècle, reprise par la Tamanoir ailleurs dans ce blog).
Dès les premiers mois de 2019, mon projet était de tester l’hypothèse que la fiction peut modifier le réel. Il restait à trouver le médium, la forme et le ton.
Le médium du roman s’est révélé d’une grande cohérence, car, contrairement à l’article journalistique et à l’essai, il s’adresse d’abord à l’émotion, c’est-à-dire à l’essence du subjectif. Or, quel est le terrain du populisme sinon l’affect ? Selon l’excellente formule de la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, les populistes « prospèrent sur le ressentiment »3. Ils manipulent l’affect et le dénaturent, cherchant (et malheureusement y parvenant parfois) à faire résonner les plus vils instincts humains. Comme le souligne l’anthropologue indien Arjun Appadurai, les « autocrates comprennent et utilisent l’affect […] tandis que leurs opposants se perdent dans un océan d’arguments quasi-universitaires […] dénués de tout attrait populaire. »4 Attaquer le populisme par le roman, c’est donc chercher à le battre sur son propre terrain. Le roman répare ce que le populisme abîme en premier lieu : l’intime du langage.
Concernant la forme, celle de la fable s’est rapidement imposée, car le double renversement qui la caractérise correspond à ce qui est attendu dans le réel : le personnage initialement puissant et sûr de lui faillit au dénouement, face à son opposant a priori le plus humble. La Tamanoir, personnifiant la nature sauvage et ingénue, oppose son caractère doux et placide au débordement des instincts du personnage d’Alessandro Contente, avatar explicite de Jair Bolsonaro. Au terme de cette fable, des voies de résolutions sont tracées, par l’absurde (initiative malencontreuse de la Tamanoir) et par la raison (action concertée menée par le personnage d’Atia). Ainsi, la remarque d’Hegel est vérifiée : la fable ésopique « est comme une énigme qui serait toujours accompagnée de sa solution »5.
Pour le ton, le choix de la satire visait à opposer la dérision et le burlesque à l’orgueil et à la mégalomanie, omniprésentes dans toutes les interventions publiques du président démagogue. User du rire quand on prétend inciter à la réflexion m’a toujours semblé la plus élémentaire forme de courtoisie.
En 2020, le chaman et chef Yanomami Davi Kopenawa déclarait : « Les Blancs détruisent l’Amazonie parce qu’ils ne savent pas rêver. »6
Il y a dans la Tamanoir des passages oniriques, d’autres burlesques, d’autres encore, rationnels. J’ai écrit ce roman en gardant à l’esprit l’injonction latine chère à Santeuil et Molière : « Castigat ridendo mores » (« corriger les mœurs en riant »). Et pour rappeler que le rêve peut nourrir la raison.
David A. LOMBARD
Références :
- https://donnees.banquemondiale.org/indicator/
- https://www.wwf.fr/espaces-prioritaires/amazonie
- Eva Illouz, Trump et Netanyahu partagent un style politique et une idéologie communs. Groupe Gaulliste Sceaux, 26 mai 2018.
- Arjun Appadurai, Voici venu le temps de la révolte des élites. The Wire, 22 avril 2020.
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, tome premier (1835, posthume).
- Nicolas Bourcier. Le Monde, 3 février 2020.